La lune brillait dans le ciel, d’un éclat argenté qui illuminait la forêt en contrebas. De la neige tombait lentement du ciel enveloppé d’un épais manteau de nuages blancs. Il faisait froid. Si froid que la neige et le gel avaient glacé les cœurs des félins qui s’étaient abrités dans cet océan d’arbres gelés. L’odeur du chagrin flottait dans l’air, et les cristaux blancs tombaient comme si le ciel pleurait des larmes gelées. Un vent glacé soufflait furieusement par moment, cruel, tentant de faire subir à la pauvre forêt sa morsure gelée.
Les arbres congelés semblaient tordus, leurs branches tranchantes semblables à des lames de glaces courbées vers d’éventuels visiteurs, prêts à les éventrer à la moindre intrusion. Dépourvus d’habits, ils semblaient d’autant plus menaçants, ainsi couverts de givre. Et en cet instant, bien que la lumière s’infiltrât dans les bois, ils semblaient plus sombre que jamais, teintés ainsi de blanc, telles des sentinelles fantomatiques.
Elle se battait pour sa vie. Elle se battait pour leurs vies. La sienne et celle qu’elle mettait au monde. Et ses hurlements déchiraient le silence oppressant brisé uniquement par les gémissements furieux du vent. La neige sous ses pattes se teintait de rouge. Un rouge si pur et pourtant si sombre. Son sang, ce qu’elle devrait sacrifier pour donner la vie.
Sa voix brisée ne lui permettait plus d’évacuer sa douleur intense. Mais ses spasmes douloureux étaient la preuve des tortures qu’elle devait endurer. Et il se tenait là, près d’elle, accompagnant chacun de ses gestes, chacun de ses cris. Il avait toujours été là à chacun de ses pas, et serait toujours là quoi qu’il lui en coûte.
Il avait sacrifié son Clan, sa patrie, sa famille pour elle. Il avait sacrifié son honneur de guerrier pour rester à ses côtés. Il avait décidé de perdre l’amitié et la considération des siens pour la voir sourire encore une fois.
Des larmes roulèrent sur la joue de la femelle. Le mâle comprit. Il posa délicatement son museau contre le sien, pour la rassurer. Mais elle savait. Elle savait qu’elle avait perdu. Elle avait lutté pour deux vies, une seule continuerait d’exister. Elle devait faire un choix, aussi déchirant fût-il. Elle lui sourit. Et des larmes ravagèrent le visage du matou brun devant elle. Et d’un regard, ils se dirent tout ce qu’ils ne pourraient plus jamais prononcer. En une seule seconde, ils avaient réussi à exprimer tout l’amour qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre.
Alors, dans un dernier spasme, elle fit son choix. Et lentement, elle sombra dans le néant. Et elle laissa la mort l’enlacer de ses bras ténébreux. Pour que son enfant survive, elle avait décidé de sacrifier sa vie. Et ce fut son ultime sacrifice, le sacrifice de son existence afin que l’être qu’elle aimait le plus au monde ait une chance de connaître l’avenir.
Et le mâle brun, dans un dernier gémissement, la laissa à son dernier sacrifice. Et les yeux remplis de larmes, il fixa un instant la boule de poils aussi noire que le chagrin blottie aux pattes de la femelle. Et deux mots lui échappèrent, emprunts d’amertume et de haine.
« Petit Malheur. »
~~~Il ne s’occupait pas d’elle, ou du moins très peu. Elle crevait de faim, et se demandait pourquoi il n’était pas là pour elle. Elle n’avait rien fait, elle ne méritait pas un tel sort. Du moins, elle tentait de se consoler avec ces maigres pensées. En réalité, elle avait commis le crime ultime dès sa naissance. Dès que la vie naquit en elle, elle arracha violemment celle de sa génitrice, la condamnant à jamais. Et cela, elle ne pourrait jamais se le pardonner, et elle savait que son père ne le lui pardonnerait pas non plus. Comment pouvait-on être un assassin si jeune ? Elle était un monstre, une abomination de la nature. Elle ne méritait pas de vivre.
Au moins, Voracité du Python avait la bonté et le cœur de lui apporter quelques proies, une fois de temps en temps. S’il haïssait sa fille, il faisait de son mieux pour faire taire sa répugnance naturelle à son égard et s’occuper un minimum d’elle. Au fond, elle était sortie des entrailles de sa bien-aimée, et cela suffisait pour qu’il fasse quelques efforts pour elle. Mais au fond, il la détestait, et ne le cachait pas.
Il ne jouait pas avec elle, il ne lui parlait presque pas, et ne lui faisait aucune promesse d’avenir. Il n’avait qu’une hâte : qu’elle grandisse, et quitte le nid familial, là où il n’aurait plus à supporter sa vue. Car Petit Malheur se doutait bien qu’il souffrait rien qu’à la voir. C’était évident, et cela se voyait à son regard lorsqu’il se posait sur elle.
L’Hiver avait aigri tous les chats de la forêt, y compris son père. Même le soleil semblait fuir ce froid soudain, caché derrière une épaisse couche de nuages blancs. Ou peut-être avait-il simplement abandonné ses enfants à leur sort, les laissant crever de froid, dehors. C’était triste. L’Hiver était triste, la vie était triste. Petit Malheur aussi était triste. C’était là la base même de sa nature.
Quand son père daignait lui parler, il lui disait qu’elle n’entrerait jamais au Clan des Lumières, pour avoir commis un acte répugnant – le meurtre de sa mère ! – le jour où la vie lui avait été insufflée. Il disait que les ancêtres ne la regarderaient jamais, et qu’ils étaient déçus qu’elle ait gâché la vie de deux êtres qui s’aimaient. Elle avait entaché de malheur une chose si belle et pure, et souillait de sa nature tous ceux qu’elle approchait.
Cela la désolait profondément, car elle savait qu’elle ne pouvait rien faire pour changer. Et au fond, elle aurait bien aimé se racheter, d’une quelconque façon. Elle se disait qu’elle pouvait mourir, mais c’aurait été injuste, pour sa mère qui était morte pour que justement elle puisse vivre. Son châtiment serait donc de porter sa mort sur la conscience, jusqu’à son irrémédiable fin, vivre avec les regrets et la haine de tous. Voilà à quoi se résumerait cette chose si pure et belle qui s’appelait « la vie ».
Sa vie…
~~~Du jour au lendemain, il cessa de venir. Elle crevait de faim, et le froid menaçait de la dévorer de ses crocs glacés. A partir du moment où elle ne le vit plus venir, elle sut qu’elle était condamnée. Mais elle n’éprouva pas de haine. Juste des remords, et une gratitude presque insensée. Il avait fait de son mieux pour supporter l’incarnation de ses cauchemars, et il avait dû arriver à un point où il n’y arrivait plus. Petit Malheur n’arrivait pas à lui en vouloir, car il s’était accroché pour supporter sa présence et nourrir celle qui avait tué l’être qui comptait le plus à ses yeux.
Au contraire, elle était triste de lui avoir infligé tant de mal, et elle se demandait si un jour il s’en remettrait…
Elle errait seule, morte de faim, se laissant tomber sur le sol couvert de neige quand elle était trop épuisée pour continuer. Elle se savait déjà morte, et à ses yeux, elle n’était qu’un cadavre ambulant. Elle n’avait aucun avenir. Et elle n’en aurait jamais.
Parfois, de gentils félins proposaient de partager leur maigre pitance avec le pauvre chaton, qui attirait leur pitié. Elle acceptait souvent, guidée par son instinct de survie, mais refusait quand elle était encore lucide, bien qu’affamée. A quoi bon gaspiller ses réserves pour un mort en sursis ? Car ce n’était plus qu’une question de temps.
Beaucoup cherchaient à s’occuper d’elle, à son grand étonnement. Ils n’avaient pas le cœur à laisser un chaton mourir de froid au-dehors, même si bien d’autres chats se contentaient de la regarder d’un air méfiant, effrayés à l’idée qu’elle tente de leur voler leur ration. Mais elle ne voulait plus rien, elle était perdue, et savait qu’elle ne tarderait plus à s’en aller. En cet instant, l’idée de cesser d’exister lui paraissait plus que délicieuse.
Souvent, ceux qui tentaient de la prendre sous leur aile abandonnaient devant l’obstination de la petite. Elle se savait vouée à mourir, et n’était pas prête à vivre avec les regrets. Alors elle préférait de loin se laisser dépérir.
Pourtant l’hiver toucherait bientôt à sa fin, et elle grandissait. Si elle ne mourrait pas avant la saison froide, elle doutait d’y arriver une fois la saison des feuilles nouvelles venue. La faim était un atroce fléau, certes, mais l’instinct de survie jouerait en sa faveur – hélas, aurait-elle aimé ajouter.
Mais au fond, tout cela lui importait peu. Pour elle elle était morte à l’intérieur, c’était déjà une belle victoire. Elle était un zombie, vagabondant là où elle pouvait vagabonder, mangeant ce qu’elle pouvait manger, dormant quand elle pouvait dormir. Sa vie se résumait à ça. Et elle ne comprenait pas ce que les autres chats y voyaient de si beau.
Pour elle tout avait perdu ses couleurs – pire encore, ça n’en avait jamais eu ! – et n’était qu’une suite d’actions toute plus tristes et maussades les unes que les autres.
Au fond, son nom n’aurait pas eu plus de sens qu’en cet instant, pour elle.
~~~Elle avait rencontré un étrange petit groupe de solitaires. Il y en avait un en particulier qui s’était intéressé à elle, contrairement aux autres qui étaient restés plutôt froids. Mais elle s’en fichait royalement. Elle n’avait pas besoin qu’on lui accorde de l’importance.
Pourtant Noir Désir était collant. Et assez sympathique, aussi. Peut-être trop. Peut-être qu’il avait l’espoir de faire quelque chose d’elle.
Ils avaient passé beaucoup de temps ensemble. Ils avaient fait les quatre cents coups, et pour la première fois de sa vie, peut-être qu’elle avait vraiment fini par s’amuser, vraiment. Et peut-être qu’elle avait commencé à délaisser sa carapace froide pour quelque chose de plus tendre et agréable.
Peut-être qu’au fond elle l’aimait bien – voire plus que bien – ce Noir Désir…
Et pourtant, cet idiot ne pensait qu’à sa sœur… Cela lui avait brisé le cœur – encore bien fragile – de savoir qu’il ne lui accordait pas l’intérêt qu’elle aurait voulu. Le seul être qui aurait jamais pu l’aimer ne l’aimait pas. En fait, ce gosse s’amusait juste. Il s’amusait à la briser encore plus. La bâtir pour mieux la détruire.
C’était un peu comme ça qu’elle présentait les choses.
Elle ne voulait plus souffrir. Mais elle ne voulait plus aimer, elle ne voulait plus non plus sentir ce que sentaient le commun des mortels. Elle voulait abandonner toute once de sentiments. Quitter son corps et s’en aller au loin. Pourquoi cette trahison faisait-elle si mal ?
Jour après jour, il lui semblait que son nom prenait toujours plus de sens. Petit Malheur. Elle attirait le malheur sur les autres, ainsi que sur sa propre tête. A moins que les autres n’aient décidé de la châtier pour ses péchés. C’était aussi une possibilité envisageable.
Mais si elle avait pu pardonner l’odieux abandon de son père, elle n’arrivait pas à pardonner Noir Désir.
Ses sentiments s’effaçaient avec le temps. Elle aurait voulu qu’il souffre aussi, pour qu’il comprenne à quel point c’était dur. Peu à peu, le mâle s’était aussi détourné de sa sœur, au plus grand dégoût de sa rivale. C’était trop triste de se voir abandonnée pour une autre qu’il avait cessé d’aimer quelques temps plus tard.
Mais elle, elle s’en moquait, elle avait réussi à passer outre ses sentiments, et parvenait tant bien que mal à en rester le plus loin possible, ne se contentant plus que de survivre, sans chercher à partir en quête du bonheur et du luxe. Une vie misérable lui convenait bien.
Le pire, c’est quand le matou vint la supplier de revenir, clamant qu’il l’aimait. Un poison sans nom se mit alors à couler dans ses veines, occultant toutes ses pensées. Il cherchait à la briser encore une fois, mais elle ne se laisserait pas avoir.
C’était à son tour de lui montrer toute la souffrance qu’on pouvait éprouver à l’idée d’être abandonné. Abandonné par tout, par ceux qu’on aimait, ceux qu’on n’aimait pas, et la vie elle-même.
Et en cet instant, elle comprit parfaitement pourquoi elle portait ce nom. Incarnation du malheur, être maudit, souillé par ses péchés.
Petit Malheur, juste Petit Malheur. Et rien d’autre n’aurait pu mieux lui convenir.