Brume du Matin ~

Histoire :
Des cris. Rien que des cris. Un effroyable vacarme. Dire que tout ce bruit provenait d'une seule et même chatte... Et puis, un cri fut plus perçant que les autres. Cette fois, Petite Brume était bel et bien née.
Le début de sa vie fut calme. Il n'y avait en effet pas grand-chose, elle passait son temps flanquée de sa mère et de ses frères et soeurs. Et elle apprit à marcher. Et elle se mit à parler. Et sa vie, à proprement parler, démarra.
Ses premières lunes furent très heureuses. Elle évoluait dans un univers d'amour. La chaleur des siens irradiait la pouponnière. Le père de la portée passait même les voir de temps en temps. Petite Brume ne connaissait ni la tristesse, ni la colère, ni la souffrance, ni la mort. Oui, le monde de Petite Brume était particulièrement niais, mais elle était jeune. Pourquoi n'aurait-on pas le droit d'être niais lorsque l'on a à peine quelques lunes ?
Petite Brume fut tirée de sa niaiserie pour la première fois à ses six lunes. Elle devint quelqu'un. Pour une fois, la tribu faisait attention à elle pour ce qu'elle allait devenir, et non pas parce qu'elle était un jeune chaton qui devait être surveillé parce qu'il jouait. Elle n'était plus la fille de sa mère, elle était Nuage de Brume, une novice qui allait changer le monde.
Enfin, pendant son apprentissage, Nuage de Brume n'a pas vraiment changé le monde. Elle était juste l'apprentie d'un mentor assez peu patient, ce qui lui rendait la tâche plus difficile encore.
Alors Nuage de Brume apprit la colère et la souffrance.
La colère de rater une proie parce que votre exigeant mentor vous hurle que votre position n'est pas parfaite en pleine chasse, faisant s'enfuir la souris que vous poursuiviez.
La souffrance vint plus tard. C'était quand Nuage de Brume s'entrainait au combat pur. C'était quand ses attaques étaient inefficaces contre son adversaire du jour, son mentor, et qu'il la poussait à se surpasser en la blessant un peu. Oh, pas beaucoup, bien sûr, mais juste assez pour qu'elle ait mal, pour qu'elle se secoue et se rappelle qu'il fallait qu'elle devienne une guerrière redoutable. Aucun doute, cette formation à la dure porterait ses fruits.
Mais en dehors de ces entraînements épuisants, Nuage de Brume avait un ami précieux, Nuage Pâle. Nuage Pâle était un mâle plus âgé de deux lunes. Il était son seul véritable ami. Ils partageaient toujours tout, ne se séparaient jamais. Nuage Pâle était un beau mâle au pelage sable. Il était un compagnon de jeu tout à fait acceptable, Nuage de Brume n'aurait échangé cette amitié contre rien au monde. C'est bien pour dire, mais ils ne se séparaient qu'au moment de l'entraînement : ils se quittaient le matin et se retrouvaient le soir, souvent harassés par leur journée, mais impatients de se raconter leurs prises du jour.
Sauf que voilà, un soir, Nuage Pâle n'est pas rentré. Et Nuage Pâle ne rentrerait plus jamais. Il avait fait une mauvaise chute pendant sa journée de chasse, une mauvaise chute qui lui avait malheureusement coûté la vie, son mentor n'avait rien pu faire : il était mort sur le coup. Tout le Clan était sous le choc.
Alors Nuage de Brume, totalement tirée de sa niaiserie, apprit la tristesse et la mort.
Tout le monde savait que ce serait elle la plus touchée par ce décès si soudain. Plus que de la tristesse, Nuage de Brume dépérissait. Elle passa toute la nuit à garder le corps de Nuage Pâle avec ardeur, elle n'avait quasiment jamais cessé de lui lécher le pelage. Elle l'avait veillé la nuit de sa mort et les quatre suivantes. Quand il fut enterré, elle alla dormir sur sa tombe pendant quatre nuits. On dût la forcer à dormir dans la tanière des apprentis mais il y avait son odeur sur la couchette d'à côté. Partout autour d'elle, dans chaque recoin du camp, elle voyait Nuage Pâle, elle voyait un souvenir, elle croyait voir son fantôme. Et ça la rendait malade. Nuage de Brume avait perdu sa joie, son innocence, son envie de vivre. Nuage de Brume ne voulait plus changer le monde, elle voulait se terrer dans un coin et se laisser mourir. Puisque les nuits étaient longues et tristes, pourquoi vouloir à tout prix vivre des jours heureux ? Alors Nuage de Brume ne vivait plus, elle se voulait transparente, elle se faisait toute petite, elle voulait qu'on l'oublie. Le Clan entier s'inquiétait pour elle. Elle passait ses journées les yeux dans le vague, à fixer le vide. Vide qu'elle remplissait en s'imaginant des conversations avec Nuage Pâle. Elle ne pouvait dire si cela lui faisait du bien ou si cela ne faisait qu'empirer son état, mais elle était résolue à la faire, c'était tout ce qu'il lui restait. Elle avait même arrêté l'entraînement.
Et cet état morbide dura 2 lunes, 2 lunes de tristesse, 2 lunes à se morfondre, 2 lunes à vouloir faire revivre un mort.
Jusqu'au jour où son mentor, bien décidé à faire d'elle quelqu'un, la sortit de force de sa tanière. Il la tira jusqu'à ce qu'ils arrivent sur un petit mont surélevé. Il s'assit et la fixa.

"Pourquoi est-ce qu'on vient ici ? dit-elle, l'air morne.
- C'est ici qu'il est tombé.
- Je pars.
- NUAGE DE BRUME. Je t'interdis de te lever. Tu dois m'écouter, ensuite tu décideras de ce que tu feras : si tu restes avec moi ou si tu continues de te laisser mourir dans un coin. Je te demande 5 minutes d'attention.
- Si je n'ai pas le choix..."

Il la regarda un peu plus intensément, non, décidemment, il ne pouvait pas la laisser se condamner elle-même comme ça. Il prit une grande inspiration et démarra son long monologue.

"Nuage de Brume. Nuage Pâle est mort, nous le savons tous. Vous étiez très proches l'un de l'autre, nous le savons tous. Nous savions aussi que cette mort aurait un grand impact sur toi mais ce que tu fais là, c'est pire que ce que nous avions imaginé. Ce que tu vis, là, ce n'est pas la vie que tu veux, ce n'est pas la vie que tu mérites. Secoue-toi, par le Clan des Lumières ! Tu crois que Nuage Pâle aurait aimé te voir comme ça ?! Lève la tête, affronte la douleur, ne la laisse pas t'écraser comme ça ! Tu es forte, Nuage de Brume, je t'ai appris à te remettre de ce genre de choses...
- Et tu crois que lui, il méritait ça ? Tu crois qu'il voulait mourir ?!
- Non, mais le Clan des Lumières en a décidé ainsi, si sa destinée était de mourir alors la pièce est jouée. Ça fait plus de deux lunes ! Montre à Nuage Pâle qui tu es, Nuage de Brume, il te regarde peut-être de là haut.
- Arrête ! Laisse-moi ! Je ne suis pas prête à reprendre l'entraînement, lâche-moi !"

Elle s'enfuit en courant jusqu'au camp, et s'endormit dans la tanière des novices. Mais cette nuit-là ne fut pas de tout repos : son sommeil fut visité... par Nuage Pâle. Il était là, devant elle.
Au début de son rêve, Nuage de Brume marchait dans la forêt. Il faisait sombre et froid, il faisait très très froid. Et les arbres laissèrent la place à un grand vide, à une clairière plongée dans le noir, et soudain, la lumière. Un faisceau blanchâtre vint éblouir la jeune chatte lors de sa promenade. Elle dut fermer les yeux, et puis les rouvrir quand la lumière s'était un peu retirée. Ensuite, stupeur, la grand clairière sombre et vide avait laissé place à Nuage Pâle. Son pelage sable s'illuminait grâce à la lumière blanche. Il était divin. Nuage de Brume se sentait vraiment bien... Il s'approcha tout près d'elle, la faisant frémir. Ses grands yeux verts étaient plein de compassion et de bonheur.

"Nuage de Brume, ne laisse pas ma mort gâcher ta vie. Tu es forte, entraîne-toi, devient la meilleure guerrière du Clan. Je ne suis plus là, désormais tu dois te battre comme si tu étais deux chats. Retourne t'entraîner dès demain. D'où je suis, je veille sur toi. Je te fais confiance, bats-toi."

La lumière reprenait son intensité du début. Nuage de Brume était terrifiée à l'aider de quitter Nuage Pâle une fois de plus.

"Je te le promets ! Ne m'abandonne pas Nuage Pâle, je t'en prie !"

Le chat jaune regarda Nuage de Brume pendant quelques secondes et dit, dans un dernier souffle :

"Je t'aime."

Et il s'enfonça dans le faisceau lumineux et disparut. Autour de Nuage de Brume, tout redevenait froid et sombre. La peur lui saisit l'estomac. Elle ouvrit les yeux, elle était dans la tanière des novices. Elle était en sueur, et son petit coeur battait la chamade. Pour se calmer, Nuage de Brume alla dehors. Le halo bleuté de la lune éclairait le camp d'une lumière douce. Elle regarda le ciel, les étoiles brillaient.

"Je t'aime aussi, Nuage Pâle", dit-elle au ciel.

À partir de cette nuit-là, Nuage de Brume se mit à se battre. Elle reprit son entraînement et du poil de la bête dès le matin, à la surprise générale. Elle s'entrainait dans relâche, jusqu'à ce que même son mentor soit en difficulté face à elle. Elle en était persuadée, Nuage Pâle lui donnait de la force. À tel point qu'en une lune, elle avait réussi à rattraper son retard. Nuage de Brume ne tarda pas à être baptisée guerrière. Elle prit le nom de Brume du Matin.
Cette fois, elle en était persuadée, elle allait changer le monde, puisqu'elle avait Nuage Pâle avec elle.
Elle devint en effet une guerrière redoutable, aux griffes bien affutées. On pouvait dire que Brume du Matin était Brume du Matin, tantôt froide et déterminée, tantôt sociable et rieuse. Mais elle se fichait de ce que les autres pouvait bien penser d'elle, Brume du Matin n'était plus seule.