Ne pas voir et ne pas être vu

Nuage Polaire s'était levée à l'heure qu'elle voulait ce matin, Horizon Brumeux lui ayant donné son jour de repos. Elle avait dormi son interruption, aucun apprenti n'avait fait trop de bruit en se reveillant. Telle la petite chatte parfaite qu'elle s'efforçait d'être, elle alla voir les anciens, leur demandant s'il avait besoin de quelque chose. Elle espéra qu'aucun ne lui dise avoir besoin d'un coup de bile de souris, elle détestait cette odeur. Heuresement, l'un d'eux la pria seulement de lui apporter une proie. Elle hocha de la tête et partit chercher une souris bien dodue sur le tas de gibier. Elle la rapporta et le vieux matou la remercia avant de lui proposer de manger avec lui. Elle répondit par la négative avec un sourire, car elle n'avait aucune envie de se nourrir.

Elle sortit du camp et partit à la recherche d'une proie. Durant sa petite expédition, elle rata une musaraigne mais réussit à rapporter un campagnol et une grive, qu'elle avait eu in extremis. Fière de son bond, - elle était sure que son mentor la féliciterait s'il avait été là - elle décida de rentrer sur cette belle prise. Ce n'était pas toujours qu'elle revenait aussi vite avec deux pièces de gibier. Peut-être même était-ce la première fois. Aujourd'hui était décidement une bonne journée. Sur le chemin, elle croisa Nuage de Renard, qui avait quand à lui obtenu un merle. Arrivés à la clairière, leur père se dirigea vers eux. Pleine d'espoir, elle crut un instant qu'il allait la féliciter. Après tout, elle revenait avec plus de choses que son frère. Mais ce ne fut pas le cas. Il l'ignora royalement et adressa ses louanges à son fils, qui adressa un sourire provocateur à sa soeur. Celle-ci partit rageuse, et posa ses prises sur le tas de gibier. Elle n'entendit pas les félicitations d'un guerrier du clan et se s'assit dans un coin du camp, non loin de la pouponnière. Elle en avait marre, tellement marre. Pourquoi ne la voyait-il pas? Qu'avait -elle de moins que Renard et Rossignol? Car elle ne lui ressemblait pas? Car elle était une fille? Malgré elle, une larme coula, dévala sa joue, et s'écrasa au sol. Elle voulait juste ne pas être invisible à ses yeux.

Petite Lune se réveille, elle ne sait pas quand, car elle ne peut pas se fier à la position du soleil dans le ciel. Par contre, elle sait que sa mère est éveillée depuis un bon moment déjà car son doux parfum maternel commence à s’évaporer et sa chaleur corporelle a quitté leur nid douillet. Petite Lune s’étire. Elle est le dernier chaton encore dans la pouponnière. Les autres doivent être sortis jouer dans la clairière, pense-t’elle. Sans moi, bien évidemment, puisque je ne peux pas voir. Petite Lune grommelle sous ses moustaches blanches, puis entame un brin de toilette improvisé. C’est sa mère qui lui brosse la fourrure normalement, mais comme elle n’est pas présente, Petite Lune fait de son mieux. Elle passe sa langue râpeuse sur son poitrail, ses épaules, son dos, ses flancs et sa queue, dans l’ordre exacte que sa mère lui a montré. Petite Lune éprouve encore un peu de difficultés avec son poitrail, ses flancs et sa queue, les endroits où sa fourrure est la plus longue, mais elle sait tout de même très bien se débrouiller malgré sa cécité.

Une fois sa longue toilette terminé, Petite Lune ressent la faim. Elle n’a rien avalée depuis hier soir, et à en juger par l’air chaud qui pénètre par l’entrée de la pouponnière, le soleil doit être à son zénith. Donc, il est midi.

Petite Lune sort alors de la pouponnière en trottinant gaiement. Toutefois, sa bonne humeur est de courte durée car aussitôt sortie de la pouponnière, elle ressent une énergie négative provenir de près de la tanière. Elle lève la truffe au vent, et hume l’air pour savoir de qui il s’agit. Petite Lune reconnaît le parfum de Nuage Polaire, une apprentie, mêlée à l’odeur salée des larmes. Elle est triste. Elle pleure. se dit Petite Lune. Elle en oublie vite sa faim et s’approche doucement de la novice.

« Nuage Polaire? » miaule timidement Petite Lune, de peur de déranger. « Pourquoi tu pleures? »

La tristesse l'envahit et se transforma bien vite en rancune, les larmes innocentes de chagrin devinrent larmes de rage. De loin, elle fixait son paternel qui parlait tranquillement avec Renard. Ooooh, elle allait leur montrer.

« Nuage Polaire? Pourquoi tu pleures? »

Obnubilée par ses pensées noires, elle n'avait pas entendu la chatonne arriver, et un hoquet sortit de sa gorge, signe de sa surprise. Elle baissa ses yeux pour observer le petite noire et blanche, aux yeux bleus comme les siens -encore quelque chose qui la différenciait de ses frères- quoique qu'un peu plus clairs et plus ... vides. Ce qu'elle se dit sur le coup, c'est qu'elle l'enviait. Elle, elles avaient des parents présents. Elle, elle n'avait pas un père qui faisait comme si elle n'avait jamais existé. Elle, elle n'avait pas une mère qui lui demandait la lune. Elle, elle ne pouvait pas voir, mais elle était vue. Et à ce moment, aux yeux de Nuage Polaire, c'était le plus important. Car elle ne savait pas que la chatonne ne jouait pas avec ses congénères, qui ne l'attendaient guère pour sortir, car elle elle était aveugle, différente.

Aveugle, mais capable de comprendre l'existence de ses larmes. Elle était déjà très attentive au monde qui l'entourait. Sans doute pour compenser le sens qui lui manquait. Et elle pourrait peut-être jouer sur ça. Lui faire croire qu'elle s'était trompée, qu'elle n'avait pas versé une larme. Car pleurer, c'était pour les faibles. Et les faibles ne faisaient rien dans la vie.

"Pleurer? Mais non je pleure pas ,t'inquiète pas!"

Elle avait pris un ton enjoué, cacher ses émotions était devenu une seconde nature chez elle. Elle était capable de retenir ses accès de colère la plupart du temps, alors passer d'une humeur réelle à une factice en une seconde était presque trop facile.

"Alors alors Petite Lune, t'as envie de faire quoi aujourd'hui?"dit-elle en donnant une pichenette à sa benjamine.

HRP:

Nuage Polaire émet un hoquet de surprise. Petite Lune se met alors à ronronner. Son intention n'était pas de lui faire peur, mais le sursaut de l'apprentie l'amuse. « Pleurer? Mais non je ne pleure pas, t'inquiète! » miaule Nuage Polaire. « Alors alors Petite Lune, t'as envie de faire quoi aujourd'hui? » La novice tente de changer de sujet. Petite Lune "voit" clair dans son jeu, mais elle n'ose pas s'attarder davantage sur la raison de sa tristesse. Et puis, son but est de lui changer les idées, alors pourquoi ne pas profiter de l'occasion pour lui proposer un jeu. Petite Lune réfléchit à toute vitesse. À quel jeu pourrions-nous jouer? Elle pense d'abord au jeu de la balle-mousse, mais avec sa cécité, comment savoir dans quel direction son adversaire lance la balle. Puis au jeu du chat et de la souris... et enfin au jeu de cache-cache... Nuage Polaire a clairement l'avantage dans tous les cas! C'est alors que Petite Lune se dit que l'apprentie connaît sûrement d'autres jeux amusants et elle lui demande gentiment:

« J'ai envie de jouer à un jeu où tous les participants sont égaux, peu importe leur déficience. Tu en connais un que l'on pourrait jouer ensemble?

« J'ai envie de jouer à un jeu où tous les participants sont égaux, peu importe leur déficience. Tu en connais un que l'on pourrait jouer ensemble?


Nuage Polaire se doutait bien que Petite Lune voudrait jouer, ou alors apprendre des techniques, comme tout chaton. Mais, justement elle n'était pas comme "tout chaton". Quand on effectuait une position, le plus simple pour le novice était d'observer et ensuite d'imiter. Une chose que le petite ne pouvait pas faire. Son apprentissage serait compliqué, mais l'aînée espérait sincèrement qu'il ne soit pas impossible. Sans doute faudrait-il un mentor très patient, doué dans les explications orales. Ou alors la voie du guérisseur. Il faudrait un jour qu'elle demande l'orientation voulue par la boule de poils.

Quoiqu'il en soit, Nuage Polaire avait toujours joué à des jeux comme cache-cache, trap-trap, à la guerre, des jeux d'actions, de mouvement. Le genre de choses où Petite Lune était clairement en position de faiblesse. Cependant, elle avait bien une idée. C'est un jeu qu'elle avait imaginé avec Nuage du Rossignol quand leur mère dormait, o quand il fallait rester cloisonner dans la pouponnière pour cause de mauvais temps. Elle revoyait leurs longues séances sous ses yeux. C'était le temps où elle n'était pas si éloignée de ses frères. Renard n'était qu'un vantard qui la narguait mais pas Rossignol, elle le savait. Mais elle ne pouvait s'empêcher de laisser cette distance entre eux. Par peur, sans doute.

"Oui j'en connais un! C'est Devine à quoi je pense. Un des joueurs pense à quelque chose, une proie, une couleur, une action, ce qu'il veut! Et l'autre doit deviner ce que c'est en lui posant des questions. Mais attention, on ne peut répondre que par oui ou non! Ça te va? Tu préfères deviner ou faire deviner?"

Le silence qui suivait sa question inquiétait beaucoup Petite Lune. Existait-il seulement un seul jeu auquel elle pourrait jouer sans handicap par rapport aux autres participants? Elle commençait sérieusement à croire que non. Alors que son dernier espoir semblait vain, Nuage Polaire s'exclamait enfin:

« Oui j'en connais un! C'est Devine à quoi je pense. Un des joueurs pense à quelque chose, une proie, une couleur, une action, ce qu'il veut! Et l'autre doit deviner ce que c'est en lui posant des questions. Mais attention, on ne peut répondre que par oui ou non! Ça te va? Tu préfères deviner ou faire deviner? »

Petite Lune n'avait encore jamais entendu parler de ce jeu, et pourtant, le principe l'enchantait. Pas besoin de voir son adversaire pour deviner sa pensée. La chatonne noire et blanche relevait la tête, les moustaches frétillantes, sur un air de défi.

« Je veux bien deviner à quoi tu penses en premier. Comme ça, tu pourras me dire si je sais bien y jouer. »

HRP: