Fragrances d'Automne est né, comme vous pouvez vous en douter, en automne. Seul frère d'une fratrie de trois chatons, il se faisait constamment huer et moquer par ses sœurs railleuses. Elles ne manquaient pas une occasion de soulever sa maladresse, de rire de ses manières, de s'esclaffer quand il ébauchait ses mimiques. Taclé dès qu'il tentait d'élever la voix, Patte Automnale était timide, osait à peine s'exprimer en public et évoluait dans l'ombre de ses sœurs, résigné à être invisible à jamais.
Passant apprenti, les railleries s'étoffèrent d'autant plus qu'ils n'étaient plus sous la surveillance continue de leurs parents. Nuage Automnal était toujours la cible favorite de ses deux sœurs, et certains apprentis se joignirent même à elles pour l'écraser comme seuls les enfants savent le faire.
Mais heureusement, parallèlement à ce déchaînement de haine, il y eut un rayon de soleil, d'abord tout petit, qui s'inquiéta un soir de l'entendre pleurer.
« Ça va ?
- Oui, oui …
- Pourquoi tu pleures alors ?
- Je pleure pas …
- Bah si. Mais c'est pas grave, tu sais.
- T'es une fille, tu peux pleurer, toi.
- C'est normal de pleurer. Pourquoi tu pourras pas parce que t'es un garçon ?
- Je sais pas, c'est ce qu'ils disent tous …
- Je pense que c'est bête. »
C'était à peine quelques jours après son baptême d'apprenti. Ravi d'avoir trouvé quelqu'un qui se préoccupait enfin de lui, Nuage Automnal passait le plus clair de son temps auprès d'elle. Les moqueries le blessaient toujours, mais un peu moins. Parfois, il osait même se rebeller, tremblant mais plein de conviction. Au début, cela ne faisait qu'empirer les choses. On se riait de ses tentatives impuissantes pour se faire respecter, mais Nuage de Pétales l'épaulait, le relevait et le relançait dans la bataille, jusqu'à ce qu'il triomphe et passe à travers les rires méprisants comme à travers le brouillard.
Ils devinrent meilleurs amis durant leur entraînement. Ils étaient, pour le bonheur de l'un et de l'autre, apprentis d'un couple, qui ne manquait pas de les faire s'entraîner côte à côte. Nuage Automnal devint plus amical, plus ouvert aussi. Il réussit à se faire à des amis de confiance, et ses lunes en tant qu'apprenti furent sûrement ses plus belles. Sans trop s'en rendre compte, il commençait à ne plus concevoir sa vie sans Nuage de Pétales. Pour lui, elle était tout, et n'assimilait pas encore cette notion à celle d'amour. Elle était simplement celle qu'il adorait avoir à ses côtés, avec laquelle il riait, faisait des complots alambiqués, parlait pendant des heures de sujets et d'autres … Et, plus que tout, elle lui avait ouvert les yeux. Il n'était pas rien. Tout ce qu'il avait cru pendant l'enfance était faux, et il grandissait en s'épanouissant pleinement.
Mais quelque chose le dérangeait tout de même, chez Nuage de Pétales. Elle n'aimait pas trop quand il discutait plus longtemps avec d'autres filles qu'avec elle. Elle le lui reprochait souvent. Il se contentait alors de hausser les épaules, lui répliquant gentiment qu'il ne faisait rien de mal, et qu'il préférait passer du temps avec elle. Mais cela ne semblait jamais satisfaire l'apprentie, qui se contentait de faire la moue d'un air contrarié.
Pourtant, au fil du temps, l'idée de pousser leur relation plus loin germa dans son esprit. D'abord hésitant, Nuage Automnal finit par se jeter à l'eau, et en peu de temps, une aura se dégagea du couple tout nouvellement formé. Une semaine après s'être mis ensemble, ils subirent l'examen final. Et ils passèrent tous deux guerriers. Il hurla son nom et elle fit de même avec le sien. Il était au comble du bonheur, mais il eut un pincement au cœur lorsqu'il vit le regard enflammé que Pétales des Cieux lançait aux femelles qui scandaient le nouveau nom du rouquin.
Et finalement, peu de temps après leur baptême, une dispute éclata.
« J'en ai assez, Pétales des Cieux !
- Ça le fait, d'utiliser mon nom en entier ?
- C'est pas le sujet putain !
- Allez, dis-le, ce que tu veux dire ! Arrête de faire ta précieuse !
- Tu m'étouffes !
- Ben voyons !
- Mais tu ne te rends même pas compte, en plus … Tu aurais vu ton regard à mon baptême … On aurait dit que tu allais épingler à une croix chaque femelle que je connaissais, en prenant soin de les pendre la tête en bas ! Je sais que tu as peur de tous ces changements, Pétales, mais je ne te trahirai jamais …
- Ils disent tous ça ! »
Le ton méprisant et la mauvaise foi de Pétales des Cieux eurent raison du couple. Fragrances Automnales partit comme une furie. Incapable de supporter plus longtemps l'insécurité de la femelle, qui s'était transformée en jalousie maladive, il coupa court à leur relation. Il était certain d'avoir fait pour le mieux.
Et pourtant, ce vide au creux de son estomac … Il l'ignorait, se contentant de profiter de sa liberté retrouvée. Il n'était plus le bouc-émissaire, plus la victime d'autrefois. Il pouvait se débrouiller sans elle, il n'avait plus besoin d'être relevé constamment. Et pourtant, cette fois-ci, il avait l'impression que la seule personne à s'être moquée de lui, c'était elle. Sans un remord, elle avait fait voler leur relation en éclats. Il savait bien qu'elle manquait de confiance en elle, et que contrairement à lui, elle n'avait pas tant évolué que ça. Elle était restée discrète, et avait peur d'être passagère dans la vie épanouie du mâle. Mais il n'avait pas eu l'occasion de lui dire qu'il comprenait, qu'il la rassurerait. Elle l'avait d'ores et déjà radié de sa vie.
Mais quelques temps plus tard, elle revint vers lui. Il s'attendait à ce qu'elle l'incendie pour une raison x ou y, gorgée de mauvaise foi, mais elle lui demanda très doucement s'il voulait bien la suivre. Méfiant mais curieux, il accepta.
La nouvelle tomba, abrupte, sans préambule aucun.
« J'attends des chatons.
- De qui ? »
Sa question avait fusé sans qu'il puisse la retenir. Elle sembla vexée et il regretta aussitôt de l'avoir posée. Elle répondit calmement, mais avec un ton grinçant :
« De toi. Je n'ai fricoté avec personne depuis notre séparation, tu sais. »
Et cela sonnait encore comme un reproche. C'était tout ce qu'il lui restait d'elle. De l'amertume, du vide et des reproches. Cependant, maintenant il y avait un facteur de poids qui intervenait. Des chatons. Des petits.
Ses petits. Lorsqu'il réalisa la réalité de cette appellation, il fut bouleversé. Lui, papa, à peine devenu guerrier ? Cela le perturbait un peu. Mais il n'hésita pas un instant.
« Ces petits sont mes petits, nos petits, je m'occuperai d'eux à tes côtés.
- Est-ce que ça veut dire … Qu'on est de nouveau ensemble ?
- Je pense bien que oui. »
Il eut un sourire mi-figue mi-raisin.
Réconciliés en théorie, ils annoncèrent la grossesse aux familles concernées, qui se réjouirent de l'heureuse nouvelle. Fragrances Automnales se prit même à l'engouement général, ravi de pouvoir être père, mais il sentait bien que quelque chose dans leur couple était brisé. Quelque chose qu'ils ne pourraient jamais réparer, remis ensemble dans le sentiment de l'urgence. On ne fait rien de bon dans la précipitation.
Malgré tout, il fut comblé de bonheur en voyant les frimousses de ses deux nouveaux-nés. L'accouchement avait été long et Pétales des Cieux était éreintée. Le père resta allongé près de sa compagne et admira ses petits des heures durant. Débattant dans un murmure de leurs noms, ils finirent par se mettre d'accord : Petite Insomnie et Petite Nuit.
Petite Insomnie semblait ne jamais s'épuiser. A l'opposé, Petite Nuit se montrait serein et obéissait avec plus de facilité que la petite femelle. Ils étaient proches, et cela fit chaud au cœur du père, qui avait toujours regretté ce manque de fraternité dans sa propre famille, bien que cela se soit promptement amélioré après son passage au rang de guerrier.
Il eut des yeux débordants d'étoiles lors du baptême d'apprentis de ses deux petits. Mais au fond de sa gorge un goût amer lui revenait. Des souvenirs ... La froideur de ses relations avec Pétales de Cieux, l'amour qui s'était envolé, leur passion écrasée, ce couple qui n'était plus que fonctionnel ... Mais malgré cela, il se sentait heureux. Ces deux petits le comblaient, sincèrement.
Lorsque Nuage d'Insomnie se blessa, son père se mit à graviter le plus clair de ses journées près de la tanière du guérisseur, sur-protection qui lui valut des piques moqueuses de la part de Pétales des Cieux. Mais il avait si bien appris à les ignorer, des lunes auparavant, auprès de cette dernière ... Il assista néanmoins avec fierté au baptême de Couleurs de la Nuit, puis à celui de Tempétueuse Insomnie.
Il conserve encore aujourd'hui plus d'affection pour Insomnie que pour Nuit, qui est plus distant et froid que sa sœur. Il ne lui en porte pas moins un amour franc et sincère, et prend régulièrement de ses nouvelles. Il ne s'attend aujourd'hui plus à être père, mais vit activement sa vie, surveillant de loin ses deux amours de rejetons et se montrant parfois un peu papa-gâteux avec ces deux-ci. Et il ne s'en doute pas encore, mais il va bientôt recevoir l'immense honneur d'être grand-père …