Tu te souviens..? [ft. Nuage du Cygne]

Toujours songeur et un peu déprimé, Cœur de Roc ne remarqua même pas que le novice lui était échappé et encore moins qu’il s’était glissé de l’autre côté de son corps imposant. Ce ne fut donc pas sans surprise qu’il sursauta quand le gamin lui sauta à la figure pour lui toucher à peine le bout du museau. Les yeux du matou vrillèrent à en loucher en voyant la boule de poils grise apparaître soudainement devant son visage bien trop près pour qu’il n’ait pas un petit mouvement de recul.

Un peu honteux d’avoir été surpris pas un novice de six lunes, il se renfrogna intimement et secoua vivement sa pelisse pour se donner une constance ce qui aurait paru à n’importe quel guerrier un peu ridicule. Il entendit à peine les éclats de voix de l’apprenti qui s’extasiait d’avoir réussi son coup et avait inventé dans un jeu de rôle dans lequel Cœur de Roc s’était fait tuer par sa simple attaque.

Le guerrier resta un moment songeur. Son enfance n’avait pas vraiment été des plus banales. Rejeté par son frère et sa sœur, il n’avait jamais eu l’occasion de jouer aux traditionnels jeux de chatons ou d’apprentis. Alors il fut un peu perturbé par la niaiserie de ceux-ci en voyant son fils danser victorieux sous ses yeux. A vrai dire, il ne savait pas s’il s’agissait de jalousie ou pas. Un vétéran de son âge, un guerrier mur et sérieux pouvait-il vraiment jalouser un gamin puéril de s’amuser avec des jeux ridicules ? Oui il le croyait bien. Il fut peut-être perdu dans ses pensées trop longtemps car Nuage du Cygne lui lança avec un certain sarcasme gentillet qui lui était propre :

- Roooh allez ! Boude pas ! T'es pas fatigué j'espère !

Cœur de Roc releva la tête et aperçut sur le visage de son fils un sourire qui n’annonçait très de bon. Le novice lança alors, trahissant dans sa voix sa ruse tant il en était excité :

- Bon j'ai soif j'vais boire !

Comprenant aisément que Nuage du Cygne lui préparer un mauvais coup, le matou, soudain espiègle s’amusa à le prendre à son propre piège. Il suivit l’apprenti gris l’air de rien jusqu’au lac et avant que celui-ci ne puisse l’éclabousser, il donna un petit coup dans le derrière de son fils qui bascula en avant dans l’étang.

Nuage du Cygne avait largement pied car le point d’eau n’était absolument pas profond, surtout pas par cette saison. Mais la vision du novice trempé décrocha au matou si sérieux habituellement un petit sourire joyeux et moqueur.

- Et bien le cygne, montre-nous comme tu nages bien !

Nuage du Cygne lança une œillade noire au guerrier ce qui le fit d’autant plus rire.

- Je sais pas ENCORE nager mais tu vas voir quand je saurai je ferai encore mieux que Nuage Perlé !! Lança-t-il avec la voix d’un petit guerrier. Cela n’étonna pas vraiment Cœur de Roc que sa fille soit venue se vanter de savoir nager devant son frère. Il se souvenait parfaitement quand la jeune novice s’était pavanée dans tout le camp avec un poisson fraîchement chassé dans la bouche, fière comme un paon. Le matou savait très bien que la part du travail de Nuage Perlé dans la capture de cette proie avait été minime par rapport à celle de son mentor, mais Cœur de Roc avait tout de même été très fier d’elle. Ce qui n’avait pas été le cas de ses trois sœurs et de son frère qui avaient fait une tête à s’en décrocher la mâchoire en voyant le fardeau de l’apprentie. Après quoi, elle n’avait pas manqué de leur conter non sans un peu d’exagération, sa victoire incroyable face au dangereux poisson, notamment sa merveilleuse course à la nage. Vraisemblablement, Nuage du Cygne y avait cru dur comme fer car les fausses réussites de sa sœur lui pesaient tant sur l’esprit qu’il les ressortait même quand il n’en était absolument pas question.

Le gamin le rejoignit en chantonnant tranquillement, et Cœur de Roc fut surpris de ce changement soudain. Nuage du Cygne était plein de surprises. Venant s’assoir à côté de son père, lui accordant à peine un regard il miaula en toute simplicité :

- C'est bon je suis tout mouillé maintenant tu vas pouvoir me faire ma toileeeeette !

Cœur de Roc tourna la tête vers le novice. En effet, il était bien sale : l’étang était assez vaseux et la boue n’avait pas épargné la toison claire de Nuage du Cygne. Mais le matou était bien loin de lui faire sa toilette.

- Alors là mon pote, tu te fourres la patte dans l’œil. Quand on est apprenti, on fait sa toilette tout seul comme un grand. Comprenant que sa leçon de morale ne ferait pas changer le novice d’avis, il décida de ruser. Tu n’as quand même pas envie que je dise à Nuage Perlé, quand elle rentrera de son entraînement de guerrière, que pendant ce temps, tu te faisais toiletter par ton papounet car tu n’étais pas capable de le faire tout seul… ?

Il regardait le minou du coin de l’œil, attendant qu’il faiblisse. Comme pour remuer le couteau dans la plaie, il ajouta :

- Je suis convaincu que Nuage Perlé ne demande jamais à son mentor de faire sa toilette, elle.

Spoiler:

Le visage de Nuage du cygne passa du tout au tout. Alors que jusque là, il souriait narquoisement à son père en attendant de le voir céder, il semblait soudain outré des propos de son père. Abattu, il baissait la tête, perdu dans ses songes. Le jeune apprenti sur-vitaminé dévoilait alors une facette que Cœur de Roc ne connaissait pas, une image de l’apprenti qui était rare. Sur l’instant, le matou se trouva bizarrement désarçonné. Il avait l’habitude de ne pas avoir une grande répartie mais pour la première fois son manque de réponse ne venait pas de sa timidité mais de son incompréhension. Ce qu’il avait dit avait-il réellement touché Nuage du Cygne ? Il avait dit cela pour le taquiner comme avant, mais visiblement il avait été bien plus maladroit cette fois-ci. Ce manque de tact traduisait encore un fois la difficulté pour Cœur de Roc d’être un bon père.

Pendant un instant in songea à s’excuser piteusement mais se raisonnant il ne trouva pas de quoi. Après tout, il avait raison, à son âge, les chats se nettoyaient tout seul. Sans doute n’avait-il pas compris une nuance dans cette grande énigme qu’était son fils mais comment savoir laquelle ? Finalement le gamin se leva et lança tristement :

- Bon bah... On rentre ?

Cœur de Roc leva les yeux vers son fils qui semblait très distant. Le cerveau du guerrier galopa alors à toute vitesse. Que dire ? Que faire ? Un peu gauchement il s’approcha du novice et lui sourit timidement.

- Tout va bien mon grand ?

Il se leva et posa maladroitement sa queue sur l’épaule de son fils. Il était un peu déconfit, tout le bout de chemin qu’il venait de faire avec son lui, tout ce minime travail pour apprendre à le comprendre un peu mieux, avait été détruit en une phrase dont le comble était que Cœur de Roc ne connaissait pas le problème.

- Si tu veux me dire quoique ce soit, n’hésite pas. Je peux tout entendre.

Cette phrase n’était pas vraiment sortie de son chapeau, c’était ce que sa compagne lui avait dit le jour où ils s’étaient rencontrés.

- On s’amusait bien non ? Quelque chose t’a contrarié ?

Il ne savait pas vraiment s’il s’y prenait correctement, si c’étaient les bons mots mais en se rappelant des jour où lui-même n’allait pas bien, il se dit qu’il aurait aimé les entendre.

HRP:

Spoiler:

Sans regarder son père, l’apprenti répondit :

- Je vais bien t'en fais pas...

Mais le ton de Nuage du Cygne voulait dire tout son contraire. Il n’allait pas bien, quelque chose l’avait contrarié, quelque chose qui le remuait depuis déjà un moment à en juger par sa réaction. Cœur de Roc le savait car il se retrouvait en cette réaction. Lui aussi avait vécu des jours un peu moches, des jours où il s’était senti incompris, délaissé, rejeté, des jours  où il ne s’était pas senti à la hauteur. Et il se souvenait qu’à cette époque – et toujours actuellement – il préférait se renfermer bêtement plutôt que de parler. Le matou ne pouvait pas juger son fils, il n’était que le même que lui. Sans doute ses raisons étaient différentes car leurs enfances avaient été très différentes : si Nuage du Cygne était hyperactif et très joueur, du genre à ne rien prendre au sérieux, Cœur de Roc avait plutôt était un jeune très voire trop sérieux. C’est pourquoi il n’avait jamais supposé que de tels sentiments pourraient infliger le gamin, et pourtant le fait était devant lui. Nuage du Cygne n’était pas aussi imperméable aux tracas de la vie, il avait lui aussi ses démons, ses hontes et ses peurs qu’il renfermait en lui.

Cœur de Roc s’en voulut de ne pas l’avoir vu plutôt, de ne pas s’être douté que comme tous les chats, son fils pouvait être vulnérable à ce qu’on disait. Le gamin titillait la patte du guerrier, message subliminal pour l’inciter à rentrer. Le matou savait que même avec un millier d’incitations à parler, il n’arriverait à rien tiré de son fils. Il n’avait pas les mots pour, il n’était pas doué pour parler, et le regretta alors plus que jamais auparavant.

- Très bien, rentrons alors.

Mais le guerrier ne comptait pas baisser les pattes aussi facilement, et surtout ne voulait pas laisser son fils dans un tel état. Faire un pas dans son sens, et il en ferait peut-être un dans le sien. Les deux félins se lancèrent sur le chemin du retour, Cœur de Roc imposant un pas lent pour retarder au maximum leur arrivée et le fatidique moment où il devrait se séparer. Il ne voulait surtout pas qu’ils arrivent sans qu’ils n’aient eu une petite discussion. Alors, quand il sentit le silence trop pesant, il entreprit de le briser :

- Tu sais quand j’avais ton âge – enfin peut-être que j’étais un peu plus vieux – j’étais en entraînement et je suis tombé nez à nez avec un serpent et j’ai tellement eu peur que j’ai crié super fort et me suis fais pipi dessus. Quand ma sœur, l’a appris, elle s’est bien moquée de moi et moi, j’étais mort de honte.

Ce n’était pas tout à fait vrai, enfin ça l’était mais Cœur de Roc avait accentué les faits pour les rendre d’autant plus comiques. Sa stratégie était de faire rire l’apprenti pou qu’il s’ouvre un peu. Montrer ses faiblesses pour détruire le mythe que le novice s’était fait de son père.

Cœur de Roc sentit son fils entre deux sentiments et comprit aussitôt que quelque chose ne lui convenait pas dans ce qu’il venait de dire. Alors en toute simplicité, le gamin lâcha avec un dédain sans pareil :

- N'importe quoi ! T'as même pas de sœur d'abord !

Le matou fut piqué par cette affirmation en plein cœur si bien qu’il s’étouffa et s’arrêta net. Ses yeux ne regardaient rien, ou bien ils regardaient les silhouettes de ses frères et sœurs morts qui courraient sans lui au loin. Aussitôt Cœur de Roc regretta d’avoir partagé ce souvenir avec son fils, en plus de s’être mis à dos Nuage du Cygne, aujourd’hui, il refaisait surgir de mauvaises pensées. Finalement il baissa les yeux vers l’apprenti qui, ne connaissant pas le chemin pour le camp, avait bien été contraint de s’arrêter. Croisant son regard, le guerrier essaya de recouvrer une figure à peu près normale, souriant maladroitement au novice.

- Si j’en ai… J’en avais une… Ma sœur a rejoint nos ancêtres …

Le matou ne voulait pas s’attarder sur sa fratrie car il savait très bien qu’à un moment à un autre, la discussion reviendrait à leur mort et Cœur de Roc n’avait en aucun cas envie de risquer le respect adoratif que lui vouait Nuage du Cygne en lui disant qu’ils étaient morts, en partie à cause de lui.

Pourtant il voyait bien que l’apprenti avait une envie soudaine de plus en connaître à propos de la famille du guerrier et ainsi de sa propre famille. Cœur de Roc y trouva un moyen de se réconcilier avec lui et expliqua :

- Elle s’appelait Nuage de Châtaigne… Ma sœur. Et mon frère s’appelait Nuage Azur. Ils sont tous les deux morts. J’avais aussi un père, Fumée Noire, c’était mon mentor mais il a rejoint le Clan des Lumières en même temps qu’eux.

Il fit une pause en repensant à tous ces morts. Ces fantômes du passé qui bien trop souvent continuaient à le hanter. Mal à l’aise d’évoquer son passé et voulant esquiver les questions fatidiques, il s’attarda sur le dernier membre de sa famille encore en vie : sa mère.

- Et puis j’ai ma mère, Brise du Matin, c’est une des anciennes, tu dois la connaître, toi qui passe beaucoup de temps avec eux ces derniers temps.

Il lui tira la langue, taquin, essayant d’ignorer l’ambiance pesante liée à la stupéfaction du gamin et les souvenirs douloureux du guerrier. En tout cas quelque chose était sûre, l’importance des faits rapportés par Cœur de Roc avait rendu toute leur dispute bien dérisoire, du moins momentanément.

Spoiler: