La première fois qu’il ouvrit les yeux, c’était en hiver. Le camp avait revêtu son épais manteau blanc pour l’occasion. À l’extérieur de la pouponnière, des cristaux d’eau figée dégringolaient du ciel, s’accrochant au pelage des chats de Clans comme s’accrocherait un naufragé à sa bouée. Sous l’haleine glaciale de l’hiver, guerriers et apprentis vaquaient à leurs occupations. Les cris d’une reine en proie à la douleur avaient rapidement brisé le calme des lieux. Le guérisseur était arrivé à peine quelques minutes après que le travail ait commencé. Les reines avaient laissé la place au matou noir et blanc, murmurant quelques paroles rassurantes à leurs chatons apeurés.
Il n’avait pas été le premier à découvrir le monde extérieur. Ni le deuxième, en fait. Il fut le dernier né. La première à naitre fut Nuage des Cygnes, une magnifique boule de poils blanche tachetée de noir. Les yeux de la reine, Valse des Ombres, s’emplirent de larmes à la vue du rejeton que lui tendait le guérisseur. Sa première-née, sa fille, son ainée. La sœur de la nouvelle mère, Esprit des Terres, ne se fit pas obliger pour narguer son beau-frère, de l’autre côté de l’entrée de la pouponnière, en ventant sa beauté. Mais le boulot n’était pas terminé. C’est sous les encouragements du guérisseur que vint au monde sa deuxième fille. Cette fois, ce fut une petite chatonne au pelage sable tigré qui rejoignit le ventre rebondit de la douce reine. Celle-ci fut rapidement suivie par un plus petit chaton au flamboyant pelage roux. Après lui, et seulement après cette dernière naissance, Valse des Ombres put enfin souffler.
« Tes chatons sont magnifiques, ma sœur ! », s’enthousiasma Esprit des Terres.
La reine, qui couvait avec amour sa portée, lui répondit d’un sourire fatigué.
«Va chercher Soleil des Plaines. Qu’ils viennent voir nos chatons. »
À peine avait-elle prononcé ces quelques mots qu’une tornade bicolore fit éruption dans la pouponnière, poussant dans sa hâte Esprit des Terres. Cette dernière ne s’offusqua évidemment pas, sachant que ce moment était important pour les deux nouveaux parents. Elle rigola simplement, se promettant de taquiner sa sœur sur cette brusque entrée un peu plus tard, avant de s’éloigner et laisser les trois félidés seuls à seuls.
Le père s’approcha lentement du ventre de sa douce, humant la douce odeur de lait qui s’élevait déjà des trois petits. Un ronronnement monta dans sa gorge alors que ses yeux s’embuaient de fierté.
«Ils sont magnifiques...», chuchota-t-il, la voix étranglée par l’émotion.
Un délicat rire secoua l’exténuée femelle.
«C’est aussi ce qu’a dit ma sœur... »
Le guérisseur, qui avait profité de l’accalmie pour ramasser les plantes inutilisées et ausculter les nouveau-nées, se tourna vers le jeune couple.
« Ils semblent en parfaite santé, Valse des Ombres. Ces petits feront de robustes guerriers. », il prit une pause avant de poursuivre. « Cela dit, avec les températures du moment, nous devons penser au pire et prévenir. Alors, Valse des Ombres, n’oublie pas de t’alimenter suffisamment pour nourrir toute ta portée. Au moindre souci, à la moindre inquiétude, venez me chercher. »
Les deux félins remercièrent le guérisseur, puis prirent congé de lui. Il était désormais temps de donner un nom à leurs chatons. Ils devaient bien y réfléchir : ce nom allait leur coller à la peau toute leur vie.
Soleil des Plaines lécha tendrement l’oreille de sa compagne.
« Que dis-tu de Petite Rose pour celle-ci?», demanda doucement le matou en pointant l’ainée blanche et noire. « Et de Patte des Cygnes pour celle-là?», termina-t-il en désignant cette fois la femelle sable.
«Ils sont parfaits.»
La féline contempla son dernier né d’un œil appréciateur, puis proposa :
« Boule des Flammes. Ce sera Boule des Flammes pour lui. »
Attendri, Soleil des Plaines sourit à sa partenaire de vie.
« Boule des Flammes, Patte des Cygnes et Petite Rose. Bienvenue dans la famille, mes enfants. »
Quelques semaines plus tard...
Rien n’aurait pu prédire ce qui allait arriver les semaines qui suivirent la naissance des trois chatons. Ni les parents ni le guérisseur. Oh, peut-être que son allure rondelette et ses grands yeux auraient dû leur mettre la puce à l’oreille. Mais ce ne fut pas le cas.
«Effet Inversé ! Effet Inversé ! (1)», s’écria Soleil des Plaines en entrant en catastrophe dans la grotte du guérisseur. « Il y a un problème avec notre fils ! Il...»
L’expression à la fois inquiète et désorientée du félin intrigua le guérisseur. Aux dernières nouvelles, la portée se portait bien : il y avait donc très peu de chances que le petit ait attrapé le mal blanc. D’ailleurs, le visage du guerrier ne laissait pas penser que la vie du petit était en danger. Il semblait plutôt... troublé.
Malgré tout, le matou prépara quelques herbes à chat et suivit le félidé jusqu’à la pouponnière. Il bouscula à coup d’épaule les quelques curieux qui s’étaient entassés devant l’entrée de la pouponnière, puis se dirigea directement vers la couche de Valse des Ombres.
Au début, il ne comprit pas le problème. Les trois chatons étaient pelotés les uns contre les autres sur le ventre de la reine, tétant joyeusement le lait maternel. Il questionna donc la mère du regard.
«C’est Boule des Flammes...», fit doucement la femelle rousse.
Le guérisseur s’approcha alors du rejeton coincé entre ses sœurs.
«Ses oreilles...», souffla-t-elle de nouveau.
Et là, il les vit. Là où auraient dû se dresser deux petits triangles bien droits se trouvaient plutôt deux minuscules oreilles repliées vers l’avant(2). Plaquées contre son crâne ovale, le guérisseur s’avoua qu’il n’aurait pas pensé à s’arrêter à ce détail. Il lâcha les plantes, inutiles, qu’il avait emportées pour soigner le petit et se tourna vers les parents à la mine inquiète.
« Ses oreilles n’ont rien de particulier, vous avez tort de vous inquiéter ainsi. Il n’aura peut-être pas la meilleure ouïe du Clan, mais il ne souffrira pas de surdité. Leur apparence mise de côté, ce sont deux oreilles bien ordinaires. »
Les deux parents se regardèrent face à cette réponse rassurante, embarrassés par leur comportement.
«Nous n’avions jamais vu ça avant...», s’excusa la reine.
«Je comprends», s’inclina le guérisseur. « Mais je vous assure que Boule des Flammes est en pleine santé. Il n’est pas différent des autres chatons. »
Et pourtant.
Quelques lunes plus tard...
Au pied des pattes de sa mère, réchauffée par le pelage duveteux de la reine, Boule des Flammes observait avec envie ses sœurs jouer avec les deux fils de Feuille Aquatique, la reine qui partageait la pouponnière avec eux. Ses grands yeux cuivrés étaient fixés sur les pelages entremêlés et ils suivaient chaque mouvement avec attention –à défaut de pouvoir prendre part à l’action. Il aurait tant voulu jouer avec eux ! Pourquoi donc ne le pouvait-il pas ?
Lorsqu’il s’était approché avec ses sœurs, les deux mâles l’avaient immédiatement ciblé. Il avait pourtant affiché son plus beau sourire –pourquoi avait-il été rejeté ? Il ne comprenait pas. L’un des deux chatons s’était moqué de lui –il l’avait traité de vieille chouette. L’autre avait rigolé –et ses sœurs, ses adorables grandes sœurs, n’avaient su comment réagir. Il avait essayé de leur expliqué que ces mots lui faisaient de la peine, oh il avait essayé ! Mais les moqueries avaient continué et il avait fini par se retirer, la queue frôlant le sol.
Sa mère l’avait recueilli, lui promettant de parler à Feuille Aquatique, lui promettant qu’il serait accepté. Et il y croyait.
«Maman, pourquoi les autres chatons veulent bien jouer avec Patte des Cygnes et Petite Rose, mais pas avec moi ? »
Devant l’incompréhension qui luisait dans le regard de son fils, Valse des Ombres ne sut que répondre. Son cœur de mère se brisait à chaque fois qu’elle voyait son fils, son rayon de soleil, rejeté par ses pairs. Pourquoi ne pouvaient-ils pas l’accepter ? Elle-même ne comprenait pas. Boule des Flammes avait certes un corps aux rondeurs de chaton, un visage ovale et de petites oreilles refermées sur elles, il n’en demeurait pas moins un chaton comme les autres. Il ne désirait que jouer, s’amuser, rigoler ! Comme les autres.
Soupirant, sa mère se leva en étirant sa longue queue. Elle invita d’un mouvement souple et d’un sourire triste son fils à jouer avec elle.
Ni d’une ni de deux, le chaton à la fourrure enflammée se jeta sur sa mère en lançant un cri de guerre qui, au lieu de l’attendrir, l’attrista.
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(1)
Par soucis de cohérence, je crois que c'est lui qui aurait mis au monde Nuage des Flammes, mais si ça dérange, je peux mettre un PNG.(2)
Les oreilles des chatons peuvent prendrequelques semaines (3-4) dans certains cas avant de se courber. Avant, ses oreilles sembleront normales.