Igor - 53 lunes - solitaire

Le pelage de jais et les yeux d'émeraude, Igor ressemble à un dragon félin, des narines soufflant des nuages de brume dans le froid, ses yeux étincelants à l'affût du moindre mouvement. Notre mâle est très vif, souvent agité car nerveux, ce qui lui vaut parfois de nombreuses bévues en chasse, car son agitation est perçue à distance par les proies qui le fuient.

Maladroit de nature, il lui arrive souvent de glisser, percuter un objet avec ses côtes ou se cogner le museau contre des pierres. Il ne sait néanmoins pas rester en place, ce qui fait de lui un félin bien cabossé, avec des bleus camouflés par sa fourrure rase, des blessures plein les coussinets ... Cette tendance à se blesser fait cependant de lui quelqu'un qui n'a pas peur des challenges physiques.

Il n'est pas solidement constitué, on douterait presque qu'il ait une once de sang de chat sauvage dans les veines, mais il possède cependant une agilité qui fait de lui un excellent pisteur, en plus d'un très bon traqueur.

Doté d'une personnalité assez anxieuse, Igor est toujours soumis à une analyse mentale des faits et gestes des autres. Il se sent constamment jugé et sujet de médisances diverses et variées, il a donc du mal à s'intégrer, car craint sans cesse d'être moqué et critiqué. Cependant, à l'extérieur, il paraît enjoué et amical, même s'il n'en pense pas moins.

Il ne donne sa confiance qu'en surface, se méfiant toujours plus ou moins des personnes qu'il approche ou qui s'approchent de lui. Il ne comprend pas qu'on puisse l'aimer, car il se considère truffé de défauts impossibles à être acceptés, et ses qualités lui paraissent dérisoires face à ses problèmes qu'il voit comme des montagnes. Igor exagère souvent ses problèmes mais les garde au fond de son cœur, car ce qu'il aime plus que tout faire, c'est aider les autres et leur rendre leur sourire.

Le solitaire a toujours le mot pour rire, il aime amuser la galerie et on l'aime souvent pour ses taquineries bien placées. Il sait consoler et se montrer très empathique, même s'il est maladroit avec les mots. Une particularité du félin, c'est qu'il croise ses pattes en des nœuds inextricables lorsqu'il est gêné. Il aime beaucoup parler de ses sentiments profonds, et expliquer ce qu'il pense, ce qu'il ressent, lorsqu'il se sent en confiance avec quelqu'un.

Bien que considérant qu'il est inapte à la société qui l'entoure par son anxiété et sa timidité exacerbées, il se montre souvent joyeux, toujours prêt à donner toute l'aide qu'il peut, sans demander forcément de gestes de reconnaissance. On le prend parfois pour un mâle un peu mou, sans personnalité car dépourvu d'ambition, mais quelques-uns sont touchés par sa sincérité presque candide, et son côté rêveur qui lui font raconter des histoires d'étoiles et de soleils cachés.

Igor vit à travers les autres. En les encourageant et en les épaulant, il les voit accomplir ce qu'il se considère incapable de faire. Jusqu'à présent, personne n'a réussi à le convaincre de se montrer plus ambitieux, plus grand, plus sûr de lui, car il se complaît dans sa situation. Il est le mentor qui jette sur la scène ses poulains, un sourire satisfait au coin des lèvres, convaincu qu'être l'homme de l'ombre est sa destinée.

Mais parfois, il s'enthousiasme pour trois fois rien, persuadé de pouvoir déplacer des montagnes, et considère qu'il est courageux et fort, capable de faire autant que les plus grands. Ainsi, il se montre sûr de lui, entreprenant, mes ces phases sont souvent brèves et décevantes pour le félin, qui se rend compte qu'il n'est pas à la hauteur de ses ambitions. Et il revient donc, résigné, à sa condition d'homme de l'ombre.

Quand je suis né, ma mère s'est exclamée :

«  Igor ! »

Et puis elle a souri, parce qu'elle a dit que mon nom venait des étoiles, et que des dieux inconnus le lui avaient murmuré. Moi je l'ai crue, qu'est-ce que je pouvais faire de plus ? Igor, ça m'allait très bien, et je n'avais rien à y redire. Il brillait comme un ciel dégagé, ce nom, et ma mère avait toutes les constellations du monde dans les yeux quand elle le prononçait.

« Igor chéri, va chercher de la mousse pour les lits !
- Oui maman ! »

J'avais quoi ? Dix lunes ? J'ai trébuché sur une branche qui n'avait rien fait d'autre qu'être là, et mon crâne s'est fracassé sur une pierre. Toutes les étoiles du ciel se sont brutalement éteinte pour ma mère. Elle a eu si peur que soudain, elle m'a brimé. Je n'avais plus le droit de sortir loin de chez moi, je n'avais plus le droit de parler aux inconnus, plus le droit de lui venir en aide. Je devenais soudain un assisté.

« T'en as pas marre ?
- De quoi ?
- De ta mère.
- Oh, allez, ça lui passera.
- Ça fait trois lunes, ça lui passera pas. Pars. Enfuis-toi, Igor.
- Non, ce serait ingrat !
- Casse-toi, Igor, sérieux. Elle va te tuer pour pas devoir te céder à la terre, bientôt.
- Putain mais t'es vraiment con.
- Réaliste, vieux. Lâche la daronne.
- Elle va se tuer, si je fais ça, Soan.
- Ah oui, potentiellement.
- T'es vraiment horrible.
- Ça aussi, oui. »

Soan, c'est mon frère. Il a quitté très tôt le nid, tout mon contraire. Et, bien qu'à l'époque, j'étais fermement persuadé de ne pouvoir abandonner ma mère, j'ai simulé mon départ après une violente dispute avec elle. Je suis retourné la voir quelques jours plus tard cependant, mais elle n'était plus là. Elle n'est jamais revenue. Soan n'a pas eu l'air bouleversé par la nouvelle.

« C'est ta mère, putain !
- Ah la tienne aussi, vu qu'on est frères c'est un fait.
- Mais tu peux pas être aussi … indifférent !
- Contrairement à toi, mon jeune Igor, notre chère maman m'a démonté dès ma plus tendre enfance. Elle m'a brisé l'estime de moi, tu vois. Et je n'ai eu que les gens de l'extérieur pour me confirmer que je n'étais pas un cas désespéré. On est différents, Igor, et maman a essayé de te normaliser. Tu n'es pas normal, Igor, pas le moins du monde.
- Tais-toi !
- Continue à te mettre des œillères, mon vieux, tu finiras par te planter une griffe dans la jugulaire pour en finir.
- Mais ferme-la !
- C'est insupportable, hein, d'accepter ? La société veut pas de nous, Igor, on n'est pas faits pour elle. C'est un fait avéré, contre lequel toi et moi on a toujours lutté, on voulait plus que tout appartenir à ce monde. Mais on n'est pas du même qu'eux tous, autour de nous. Libère-toi, Igor !
- La ferme, la ferme, dégage, Soan, dégage sérieux !
- A ta guise. »

Et Soan n'est plus jamais revenu. Moi, j'ai réfléchi à ce qu'il a dit. Peut-être que oui, je ne suis pas fait pour cette société qui nous entoure, mais j'aimerais en faire partie, je donne tout ce qui est dans ma tête et mon cœur pour lui appartenir. Et j'y parviendrais, parce que j'ai le courage du lion et la force du tigre, croyez-moi.