Nitescence d'Hiver [Prête]

Nitescence d'Hiver porte bien son nom : son pelage est d’un gris clair presque blanc, et il semble adopter l’éclat du cristal sous les rayons de la lune. En hiver, lorsque la neige tombe, elle se confond alors très bien dans le paysage. Ses yeux, d’une teinte si claire qu’ils en sont presque transparents, évoquent la plus glaciale de toutes les mauvaises saisons. Elle est haute sur pattes, gracile, agile, majestueuse, en dépit de son grand âge.

Si l’on était vulgaire, on dirait qu’elle a un « sale caractère ». Mais le problème est qu’elle est trop décalée par rapport à autrui. Contestataire mais intransigeante, froide mais chaleureuse, méprisante mais amicale. Toutes ces oppositions font d’elle une personne parfois repoussante ; et, par ailleurs, parfois agréable, prompte à la conversation. Elle ne comprendra jamais totalement les principes amicaux et familiaux ; elle ne pourra jamais prétendre être entièrement fidèle à son Clan. Selon elle, c’est inutile, car un félin est libre de ses croyances et de ses choix. Mais cela a un rapport avec son histoire…

Petite Nitescence observait le giron de sa mère, où son frère, Petit Camaïeu, reposait paisiblement. Elle sourit, pleine de joie de vivre, et se jeta sur une feuille qui tourbillonnait au centre de la pouponnière. Sa couleur, tirant vers l’amarante, la fascinait. Finalement, elle s’immobilisa, portant trois petits trous formés dans un triangle presque parfait – marque des griffes de la petite. Sa mère, Perle Nitide, lui passa un coup de langue sur la tête, qui lui parut si lourd qu’elle failli en perdre l’équilibre. Elle ronchonna, car sa feuille, entre-temps, s’était déplacée vers l’extérieur, et Perle Nitide ne voulait pas que ses chatons sortent.

« Maman, gémit Petite Nitescence. Elle est méchante, la feuille. Elle est partie. Mais je peux la rattraper !
– Sûrement pas, rétorqua sèchement la reine, pour taire tout espoir de sortie.
– Pourquoi ?
– Oh, cesse de me poser cette question. Tu le sais très bien : c’est dangereux, dehors. »

Petite Nitescence se mit à bouder. Elle se dit qu’elle allait refuser de se nourrir jusqu’à ce qu’on l’autorise à mettre une patte au-delà de l’intérieur de la pouponnière. Petit Camaïeu bâilla, ce qui l’agaça davantage ; et il eut l’excellente idée de se poster à côté d’elle, les moustaches frémissantes. Leur père, un mâle massif au pelage tigré gris et sombre – un peu comme son frère à elle – les rejoignit. Il sentait l’odeur du gibier, il était sans doute parti chasser.
« Perle Nitide, je pense qu’ils peuvent aller voir au-dehors, maintenant, miaula-t-il à sa compagne.
– Tu plaisantes ? Ils n’ont même pas deux lunes.
– Eh bien, si tu ne le fais pas, moi, j’ose ! » répliqua-t-il dans un rire grave, et il saisit Petit Camaïeu par le cou.
Perle Nitide ramena aussitôt Petite Nitescence vers elle, fusillant du regard le mâle, qui arrachait des cris de stupeur à son fils. La petite chatte vit rouge. Pourquoi pas elle ? Âme Noctambule semblait avoir choisi délibérément Petit Camaïeu, et elle sentit une puissante vague de jalousie la saisir. Elle se débattit, mais sa mère la tenait fermement contre elle.

« Tiens-toi tranquille, pour l’amour du Clan des Lumières, et réjouis-toi de ne pas courir un aussi gros risque en t’aventurant plus loin que la pouponnière ! » feula-t-elle.

Ce que Petite Nitescence ne comprenait pas, c’est que, d’ordinaire, Perle Nitide ne la laissait pas s’approcher. Peut-être à cause de ses yeux étranges ; plus clairs que le blanc de la neige, avoisinant la couleur de l’eau des rivières. Mais Petite Nitescence était d’une rare beauté, encore jamais observée dans le Clan. Alors, qu’avait-elle d’autre ?
Elle dût attendre une lune entière avant de pouvoir sortir, et parce que son père avait insisté. D’ailleurs, son nom lui correspondait incroyablement bien : souvent dans un autre univers, il avait la tête en l’air, n’écoutait que d’une oreille. Petite Nitescence le prenait pour un demi-sourd, mais apparemment, c’était plus complexe encore. Selon sa mère, il ne pensait pas comme tout le monde.
Nitescence Nuageuse fut très courtisée durant son apprentissage, mais au niveau de la famille, Nuage de Camaïeu était favorisé par ses parents. Ces derniers le complimentaient pour tout et rien, il n’y en avait que pour lui, comme s’il était leur fils unique. Puis, un jour, un apprenti – un sac à puces galeux – lança à l’apprentie :

« Tu n’es qu’une sang-mêlé ! Tu n’as pas ta place parmi nous ! »
 
N’ayant pas compris, Nuageuse Nitescence prit alors l’initiative de s’informer auprès des guerriers. L’un d’entre eux, Illusion d’Optique – son mentor, à sa grande surprise –, fut le seul à vouloir lui donner une réponse franche, et surtout, à ne pas la repousser avec véhémence. Il força aussitôt la sympathie de l’apprentie. Et il lui raconta :

« Ils ont raison, Nuageuse Nitescence. Tu es une sang-mêlé. Tes parents biologiques étaient du Clan des Flammes, et d’un autre Clan. Ta véritable mère a préféré s’enfuir, et ton père… eh bien… je ne sais pas ce qu’il lui est advenu.
– Ma mère m’a abandonnée ? souffla la novice, le cœur serré.
– Sa réputation était de toute évidence réduite à néant, soupira le vétéran. Elle a cherché à cacher la vérité, mais c’était une honnête personne à qui le mensonge coûtait énormément, si bien qu’elle a fini par se dénoncer et à te confier à Perle Nitide, la seule reine qui occupait la pouponnière et qui pourrait t’allaiter, bien qu’elles se détestassent. Tout le Clan avait suivi sa grossesse, et personne ne connaissait le mâle qui l’avait fécondée. Beaucoup se moquaient d’elle. L’amour est une chose terrible, parfois.  
– On ne sait vraiment rien de mon père ?
– Non. Mais il vit sûrement encore, aujourd’hui, et il doit être très jeune, car ta mère n’avait qu’à peine 14 lunes. Je soupçonne leur rencontre lors d’une Assemblée.
– Qui sont mes grands-parents ?
– Paternels, je ne saurais te dire. Mais tes grands-parents maternels… nous ont quittés récemment, peu avant ta naissance. Ta mère a vu le jour alors que ta grand-mère était très jeune, et elle est morte en couche. Ton grand-père s’est enfui. Il a peut-être retrouvé ta mère. »
Nuageuse Nitescence était bouleversée. Les autres avaient de quoi se moquer. Elle était coupée de la totalité de sa famille, et retrouver sa mère et son grand-père serait trop fastidieux ; il y avait toujours le risque de tomber sur la Tribu des Solitaires, ou de se perdre pour finalement les trouver morts.
« Ton grand-père s’appelait Limbes du Sommeil, et ta mère, Éclat d’Amarante. Une très belle femelle au sublime pelage roux comme le feu. Et son père était d’un blanc albâtre, aux yeux presque comme les tiens. Tu es son portrait caché, tu sais…
– Je serai repoussée toute ma vie ?
– Ce serait idiot, parce que tu es une femelle magnifique au tempérament fougueux… mais en cela, tu rappelles trop ta mère au Clan, et certaines animosités risquent de ressurgir, d’autant que sa fuite est trop récente. Sers ton Clan au mieux, et tu gagneras très certainement le respect de tes camarades. Ne t’en fais pas.
– J’agirai au mieux, Illusion d’Optique, répondit-elle solennellement en s’inclinant très légèrement.
– Je n’en doute pas. »
La beauté ne faisait pas tout, malheureusement, et Nuageuse Nitescence ne s’entendait qu’avec de rares personnes. Elle ne retrouva pas sa mère, et elle savait qu’elle ne la retrouverait jamais – ce serait encore pire au niveau de son père, elle pouvait toujours essayer des années sans n’avoir aucun résultat probant. Au cours de son apprentissage, elle se rapprochait d’Illusion d’Optique, en qui elle plaçait une confiance aveugle. Et en elle naquit un sentiment étrange qui gonfla… inquiétant et réconfortant à la fois.

***

« En vertu des pouvoirs qui me sont conférés par le Clan des Lumières, je t’attribue le nom de Nitescence d'Hiver. Puisse ton courage et ta bravoure illuminer notre Clan pendant de multiples saisons. »
Malgré les vivats, la nouvelle guerrière devinait que la moitié du Clan se forçait à l’acclamer, par respect envers la meneuse, Étoile de Vie. Elle-même dirigeait depuis peu le Clan des Flammes, mais se montrait douée. Nitescence d'Hiver jalousait le respect que lui témoignaient les guerriers. Et puis soudain, elle se sentit très seule, au-delà des limites et des frontières temporelles. Sa famille avait été déshonorée, elle était née d’un amour interdit, et sa mère adoptive, Perle Nitide, ne montrait aucune fierté envers elle, surtout depuis la mort de Nuage de Camaïeu, qui avait transpercé le cœur de Nitescence d'Hiver comme un éclat de glace. Il était tombé sur un renard en pleine patrouille – ceux qui la constituaient avaient décidé de se séparer et de chasser individuellement, et aussi pour évaluer les capacités de l’apprenti – et n’avait, de toute évidence, pas survécu. La morsure avait été mortelle, et fatale, et même le guérisseur avait rendu son verdict : il était mort pour de bon. Son petit frère, qu’elle avait jalousé, avait tout de même énormément compté à ses yeux. Il avait été son exemple, elle avait été son épaule. Sa confidente. Et il était parti pour toujours. A ce souvenir, Nitescence d'Hiver leva les yeux vers le ciel.
« Oh, Nuage de Camaïeu, tu aurais toi aussi dû être guerrier aujourd’hui », murmura-t-elle dans un souffle inaudible.
Quelques jours plus tard, elle se rendit compte avec horreur et émerveillement qu’elle attendait des chatons. Son ventre s’arrondissait, et elle comprit qui en était le père. Lorsqu’elle alla lui rendre visite, celui-ci resta de marbre. Ce n’était autre qu’Illusion d’Optique.
« C’était un accident », grommela-t-il. « Je n’ai jamais voulu ces petits, Nitescence d'Hiver. Ils ne devraient jamais voir le jour.
– Quoi ? Mais qu’est-ce que tu racontes ?
– Je t’apprécie beaucoup, vraiment. Je te considère comme ma compagne. Mais je ne veux pas de petits. Je n’en ai jamais voulu. Je ne m’en occuperai pas. »
Nitescence d'Hiver écarquilla les yeux de stupeur, et d’horreur. Elle comptait sur la sagesse du guerrier, elle savait que jamais il ne l’aurait laissé tomber.
« Tu es… tu es…
– Je préfère ne pas te mentir. »
L’orage qui séjournait dans le cœur de la guerrière depuis trop longtemps éclata. Elle pleura des larmes de rage et de chagrin, et hurla :
« Je te faisais confiance, espèce d’abruti ! Je… Je croyais que cela te réjouissait ! Pourquoi veux-tu me faire plus de mal que j’en ressens déjà ?! »
Elle ne lui laissa pas le temps de répondre. Elle le foudroya durement du regard, et cracha :
« Tu ne verras jamais nos chatons. Je ne te le permettrai jamais. Tu m’as trahie. Tu ne vaux pas mieux que tous les imbéciles de félins qui peuplent les Clans. »
Nitescence d'Hiver eut quatre chatons : Petite Diaphanie, Petite Symphonie, Petite Biche et Petits Embruns. Illusion d’Optique feignit leur existence, et Nitescence d'Hiver prétendit qu’il n’était qu’un chat galeux qui ne comptait absolument pas pour elle. Elle n’aimait pas ses chatons, elle ne pouvait pas se le permettre ; elle avait trop perdu, son amour lui avait été volé, et son cœur, arraché comme une mauvaise herbe. Elle n’avait jamais connu les valeurs familiales.
Étoile de Vie avait choisi Brise Rêveuse comme lieutenante lorsque les quatre garnements reçurent leurs noms d’apprentis. La guerrière n’avait plus qu’un seul but : empêcher ses petits d’approcher leur père. Mais Nuage Diaphane était difficile à cerner. Trop décalé, il lui faisait penser aux ragots concernant son grand-père, Limbes du Sommeil. Elle ne ressentit qu’une véritable sympathie envers Nuage de Biche et Nuage Symphonique. Nuage des Embruns ressemblait à Nuage Diaphane, bien qu’il fût plus lucide.
Je ne ressens aucune fierté à avoir élevé ces deux mâles… et je n’en ressentirai jamais.
Nitescence d'Hiver avait compris ; personne ne l’aimait, elle n’aimerait personne. Le monde n’était qu’un méandre de vices superposés les uns aux autres, prétendant ainsi former la vertu.  
Quand son fils aîné, des lunes plus tard – alors qu’elle, elle avait rejoint les anciens – devint chef suite à l’abdication d’Étoile Rêveuse, sa compagne, elle se surprit à ressentir de l’amour. Et une grande fierté. Son fils aîné, Étoile Diaphane, meneur de Clan. En cela, il avait redonné de l’honneur à sa famille, et Nitescence d'Hiver lui en était plus que reconnaissante. Mais elle ne voulait pas lui parler, de peur de se faire rejeter, comme elle l’avait presque toujours été.
Et pour la première fois, elle pleura de joie.